Vincent Albouy est entomologiste (spécialiste des insectes), plus particulièrement des Dermaptères (Ordre d’insectes plus connus sous le nom de perce-oreilles). Mais il est avant tout un amoureux du jardinage naturel : il aménage son jardin, produit ses fruits et légumes tout en favorisant la vie sauvage au jardin. Nous lui avons demandé quelques conseils.
L’Appel d’Être : Bonjour Vincent, d’où vous vient cette passion pour les insectes ? Est-ce celle-ci qui vous a mené au jardinage naturel ?
Vincent Albouy : Ma passion pour la nature en général me vient de mon enfance en banlieue parisienne. Je passais mon temps libre dans le grand jardin de mes parents ou dans les vergers abandonnés des environs (depuis remplacés par une autoroute) à m’émerveiller devant la vie sauvage qui grouillait. Mon intérêt plus particulier pour les insectes est dû à la lecture des « Souvenirs entomologiques« de Jean Henri Fabre découverts à la bibliothèque municipale quand j’avais une dizaine d’années.
J’ai appris à jardiner sans m’en rendre compte, en regardant ma grand-mère et mon père. À l’adolescence, j’ai quitté le pavillon pour un HLM et jeune adulte j’ai habité Paris intra-muros. Pendant une quinzaine d’années, mes liens avec la nature se sont distendus, même si je pratiquais l’entomologie urbaine.
Réfléchir sur le lien indissociable entre plantes sauvages ou spontanées et biodiversité animale
Je me suis installé il y a trente ans dans une maison entourée d’un grand terrain. J’ai voulu recréer le jardin de mon enfance pour pouvoir observer comme alors une foule d’insectes sur le pas de ma porte. Je me suis vite aperçu que ce n’étaient pas les techniques de ma grand-mère et de mon père qui favorisaient cette vie sauvage. Leur crédo, c’était plutôt l’extermination de toute plante qui n’avait pas été semée ou plantée par le jardinier. La richesse du jardin venait des nombreuses friches des alentours. C’est alors que j’ai commencé à réfléchir sur le lien indissociable entre plantes sauvages ou spontanées et biodiversité animale. J’ai aménagé des micro-milieux pour attirer et fixer les insectes et bien d’autres animaux dans mon jardin.
LADE : jardinage naturel, jardinage écologique ou biologique : faites-vous une différence ?
VA : Pour moi, le jardinage biologique est la version amateur de l’agriculture biologique. Il respecte donc le cahier des charges qui n’autorise que certaines pratiques et certains produits d’origine naturelle. Le jardinage écologique, lui, respecte tous les processus naturels : c’est jardiner avec la nature et non contre elle. Ces deux pratiques de jardinage se recoupent en grande partie, mais pas tout à fait. Par exemple, en jardinage biologique, le pyrèthre, insecticide naturel tiré d’une plante est utilisé. S’il se dégrade vite et ne laisse aucun résidu dans le sol, il tue tous les insectes, les ravageurs visés comme les autres. Le jardinage écologique ne va recourir qu’aux auxiliaires naturels, ou à des techniques très ciblées comme le ramassage à la main ou le piégeage spécifique avec des phéromones.
Jardinage biologique et jardinage écologique sont des pratiques « productives » : ils sont appliqués pour obtenir des fruits, des légumes, des plantes ornementales. Le jardinage naturel vise en priorité à protéger la nature dans son jardin, à tenter d’y accueillir et d’y maintenir la biodiversité la plus importante possible, et accessoirement seulement à en tirer des productions, qui ne sont pas prioritaires.
Je suis un jardinier naturel pour l’ensemble du jardin, et au potager et au verger je suis un jardinier écologique. En trente ans, je n’ai utilisé que deux fois un insecticide bio, la roténone (avant son interdiction), et encore dans les premières années parce que mon voisin voyait mes pommes de terre infestées de doryphores et avait peur pour ses cultures. Depuis la haie a bien poussé et je n’ai plus à tenir compte diplomatiquement de l’avis des autres.
LADE : Les insectes, mais aussi les oiseaux, les reptiles, les araignées… Toutes ces « petites bêtes » rendent des services au jardinier. Que diriez-vous pour le démontrer ?
VA : Il n’y a qu’à se rappeler les déclarations des agriculteurs conventionnels à l’automne dernier. Quand le dossier du glyphosate est passé devant la Commission européenne pour le renouvellement ou non de son agrément d’utilisation. Il fallait absolument que ce produit soit autorisé… Car ils ne peuvent pas faire autrement pour cultiver leurs terres que de les abreuver de produits chimiques. Qui peut croire que ce modèle qui exclut la nature…. Cette pratique qui tue massivement la biodiversité aux dépens de notre santé, est durable et représente l’avenir ?
Nous devons apprendre à vivre. Il faut savoir cohabiter et coopérer avec toutes ces « petites bêtes » et ces herbes folles dans notre jardin… Pour qu’il soit un milieu vivant et non une nature morte et mortifère.
Chaque espèce a un rôle bien défini dans la nature.
LADE : on a tendance, pour les insectes mais aussi pour d’autres espèces, à classifier d’un côté les espèces nuisibles et de l’autre celles qui sont utiles… Qu’en est-il vraiment ?
VA : Comme je l’ai dit plus haut, chaque espèce a un rôle bien défini dans la nature. Toutes sont donc utiles de ce point de vue. La notion de « nuisible » est purement humaine, étiquette infamante collée sur les espèces qui causent des dégâts ou nous dérangent. Elle s’applique parfois à tort et à travers.
Aider la nature pour s’aider soi-même
Je me rappelle avoir vu il y a une vingtaine d’années une publicité dans un magazine anglais pour un produit anti-vers de terre. Car il étaient coupables de faire des tortillons dépréciant visuellement les gazons transformés en moquette verte ! Quand on connaît le rôle indispensable des vers de terre dans la fertilité et la bonne santé des sols*… Cette étiquette de « nuisible » uniquement pour des raisons esthétiques apparaît pour le moins irrationnelle.
LADE : Pour que la nature nous aide, il faut donc l’aider… Avez-vous quelques conseils pour les personnes qui voudraient franchir le pas ?
VA : Le meilleur moyen d’aider la nature est de lui faire confiance, donc de diminuer nos interventions. Ma vision du jardinage a changé le jour où j’ai découvert Masanobu Fukuoka. Cet agriculteur japonais de tradition bouddhiste, qui appliquait la philosophie du non-agir. Agissez moins et regardez plus, c’est une première étape indispensable.
Vous pouvez donner des petits coups de pouce pour augmenter plus rapidement la vie sauvage de votre jardin… Si vous plantez une haie… Si vous aménagez un bout de friche, une mare, des zones de terre nue ou un tas de sable… Tout cela va faciliter la vie et la nidification de nombreuses espèces. Dernière étape, la pose d’abris et de nichoirs, aussi bien pour les insectes (bûches de bois percé, bottes de tiges creuses ou à moelle) que pour les oiseaux (nichoir boite aux lettres), les reptiles (refuge à lézard sur un mur en parpaing), les batraciens (grosse pierre ou planche servant d’abri dans la journée), les mammifères (gîte à hérisson), mais uniquement dans les zones très artificialisées où les sites naturels de nidification ou de refuge manquent.
Le jardinier moderne, ce « drogué »…
LADE : La loi va faire disparaître les produits phytosanitaires de nos jardins. Qu’en pensez-vous ? Comment se passer progressivement de ces derniers ?
VA : Le jardinier moderne est comme un drogué, dépendant de sa dose de produits chimiques pour se sentir bien. Ma grand mère n’était pas une jardinière naturelle, comme je l’ai dit. Binette à la main, elle éradiquait tout ce qu’elle n’avait pas planté ou semé. Mais née à la fin du 19e siècle, elle se passait très bien des produits chimiques : elle compostait ses déchets verts et son pot de chambre pour engraisser le sol et elle luttait contre les ravageurs potentiels par le ramassage à la main. Le seul produit chimique que je lui ai jamais vu utiliser est un peu de pétrole au fond d’une boite de conserve pour noyer et tuer rapidement les doryphores qu’elle ramassait. Et son jardin était hyper-productif, en contrepartie d’un travail important.
Ce monde marche sur la tête. Nous dépensons de l’argent et du temps pour faire du jogging, des exercices en salle de sport et autres activités physiques pour nous maintenir en bonne santé… Et nous dépensons aussi de l’argent pour acheter des produits chimiques pour gagner du temps au jardin. Je n’ai jamais fait de sport de ma vie ! J’entretiens ma bonne forme en jardinant tout au long de l’année. Ce temps passé au jardin me permet d’économiser l’achat de pesticides ou d’engrais chimiques… Et je profite du spectacle de la vie sauvage qu’il accueille.
* Rôle pourtant démontré depuis 1881 par un anglais, Charles Darwin