Apprendre à voir… En avons-nous vraiment besoin ? Nous pourrions très vite rétorquer que voyons naturellement… Pourtant notre regard est le fruit d’une éducation culturelle, d’une construction historique. Ce qui nous pousse à sélectionner des objets qui ont de l’importance pour nous. Mais aussi à laisser d’autres hors de nos champ d’attention. C’est justement ce qui intéresse l’historienne de l’Art Estelle Zhong Mengual… Comment la peinture et l’art peuvent nous aider à voir le vivant autrement ? Nous avons échangé avec elle, en marge de son intervention à Festiwild*

« Approcher autrement le vivant (Estelle Zhong Mengual) »

L’Appel d’Être (LADE) : Bonjour Estelle, dans votre ouvrage « Apprendre à voir », vous faites le constat que, bien souvent, dans l’art, la nature et le vivant sont réduits à des rôles de décors, de symboles ou de vecteurs d’une émotion… L’art peut-il nous permettre de nous rendre attentif au vivant autour de nous ?

Estelle Zhong Mengual : il y a deux pans de l’art à faire tenir ensemble. Et c’est ce que j’essaie de faire dans l’histoire environnementale de l’art que je propose. Bien sûr, d’un côté, l’art occidental, et notamment la peinture, a contribué à nous apprendre à voir le vivant d’une manière pour le moins étrange. C’est à dire, à le considérer comme secondaire, comme un arrière-plan pour des scènes humaines qui retiennent elles, toute notre attention.

C’est ce qu’on observe dans toute une partie de la peinture de paysage par exemple. Il nous a aussi appris à considérer que les animaux et les plantes avaient leur place dans nos productions culturelles. Mais à condition qu’ils nous parlent de nous, comme si c’était là qu’ils devenaient intéressants… C’est-à-dire signifiants : le chardonneret élégant est là sur la toile.

« Ré-ouvrir notre attention »

Mais il n’est pas vraiment là, il est là pour autre chose que lui-même, pour signifier la passion du Christ. La forêt à l’aube est bien là sur la toile, mais elle n’est pas vraiment là elle non plus. Elle est là comme miroir d’une mélancolie proprement humaine, ce qui ne parle pas bien entendu de la forêt. Mais d’un autre côté, et c’est le second pan à ne pas laisser tomber, quantité d’œuvres et d’artistes ont tenté d’approcher le vivant selon un autre style d’attention. Celui-ci fait de la place aux significations propres au monde vivant lui-même, à ses histoires, ses comportements, ses relations. Et ce sont des passeurs formidables pour ré-ouvrir notre attention à cela. 

LADE : Lorsque nous regardons un paysage, nous voyons une forêt, une montagne, de la nature, voire des couleurs… L’art (occidental) a-t-il une responsabilité dans le formatage de notre regard ?

Estelle Zhong Mengual : Nous avons spontanément l’impression que nous voyons… ce qu’il y a à voir. La vue est un sens si spontané, si immédiat qu’il est très difficile d’imaginer que notre œil est construit culturellement. Voir, ce n’est pas seulement exercer le sens de la vue… C’est sélectionner et attribuer de la valeur : on ne voit pas tout indistinctement, notre œil fait des « choix ». Et ces choix sont le résultat d’une éducation culturelle. Quand on est devant un paysage, il y a des choses qui retiennent notre attention, et d’autres non. Et cela en fonction de ce que nous avons appris à valoriser.

« L’œil occidental n’a ainsi pas privilégié une approche du paysage qui met en évidence la présence et l’activité des autres êtres vivants que nous… (Estelle Zhong Mengual) »

Dans une balade, par exemple, nous nous arrêtons spontanément là où il y a une vue dégagée. Là où nous sommes un peu en surplomb sur un paysage en contrebas… Là où nous voyons une ligne d’horizon. Nous avons le sentiment que c’est là qu’il se passe quelque chose, par contraste par exemple avec le chemin juste avant, qui serpentait dans la forêt sans visibilité. Mais ce sentiment est complètement construit culturellement. Ce que notre œil retrouve et aime, c’est ce que la peinture a valorisé pendant des siècles, construisant par là-même l’objet « paysage ».

Comme nous l’a montré l’anthropologue Philippe Descola, si on mettait un autre humain venant d’une autre culture devant le même panorama, il jugerait probablement que ce n’est pas la partie la plus intéressante de la ballade. Il ne reconnaîtrait pas qu’il se passe ici quelque chose de plus, et il s’intéressait à autre chose, par exemple aux différentes plantes qui bordent le sentier. L’œil occidental n’a ainsi pas privilégié une approche du paysage qui met en évidence la présence et l’activité des autres êtres vivants que nous… Il nous a appris à le voir comme une vue esthétique à contempler.

« Les fleurs, c’est joli mais ce n’est pas très sérieux, pas très intéressant, qu’est-ce qu’on peut bien en faire ? (Estelle Zhong Mengual) »

LADE : D’ailleurs dans votre récent ouvrage, « Peindre au corps à corps – Les fleurs et Georgia O’Keeffe », vous vous intéressez à la façon dont on a voulu interpréter (et sexuer) à tort les œuvres de Georgia O’Keeffe… Peut être parce que finalement l’on estime qu’il n’y a pas grand chose à voir dans la simple représentation d’un végétal ?

Estelle Zhong Mengual : Georgia O’Keeffe est une peintre américaine du vingtième siècle qui a peint plus de 200 tableaux de fleurs. Ce sont des fleurs très étranges, peintes en très gros plan, comme si on était à l’orée de la fleur. Elles sont très différentes des fleurs dont on a l’habitude en peinture. Elles sont, en effet, représentées à distance, dans un vase, sur une table, avec tiges et feuilles. Quand on regarde ce qui a été dit sur ces fleurs, on découvre que l’interprétation qui reste dominante jusqu’à aujourd’hui. C’est que ces fleurs sont des symboles sexuels humains. Ce serait tantôt un sexe féminin si la corolle s’ouvre, tantôt un sexe masculin, si c’est une fleur de la famille des arums.

« Voir vraiment une fleur ».

Or, toute sa vie, O’Keeffe a réfuté cette interprétation. Elle a dit que c’étaient des associations d’idées projetées sur la fleur qui parlaient de ceux qui la formulaient, mais pas d’elle, ni des fleurs. Cette lecture a cependant perduré, ce qui peut sembler très étonnant étant donné que l’artiste elle-même l’a niée.
Une des raisons, je pense, est que sinon, on est très embarrassés… Parce qu’on ne sait pas quoi dire, quoi penser devant ces fleurs, si ce ne sont que des fleurs. Les fleurs, c’est joli mais ce n’est pas très sérieux, pas très intéressant, qu’est-ce qu’on peut bien en faire ? Ce n’est que quand on les transforme en symboles humains qu’on juge qu’elles méritent d’être peintes, vues, commentées.
C’est à mon sens un symptôme de notre crise de la sensibilité au vivant, pour reprendre le concept de Baptiste Morizot. Or Georgia O’Keeffe nous dit que son projet est de nous apprendre à « voir vraiment une fleur ». C’est une formule énigmatique, et c’est elle que je prends au sérieux dans cet ouvrage.

Georgia O'Keeffe / Estelle Zhong Mengual
Georgia O’Keeffe’s Series 1, No. 8, 1919. huile sur toile, 20 × 16 in. (50.8 × 40.6 cm). Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich

« Un monde qui se repeuple chaque jour »

LADE : Votre ouvrage « Apprendre à voir » mixe Histoire de l’Art et Histoire Naturelle, avec notamment ces « vignettes » où vous racontez vos des moments de proximité avec le vivant (des mésanges, un morosphynx, des fougères…), Pourquoi teniez vous à narrer ces « rencontres » ?

Estelle Zhong Mengual : C’était d’abord important pour moi de signifier au lecteur que la formule « apprendre à voir » n’était pas une injonction que je lançais au lecteur du haut de l’étendue de mon savoir. Mais c’était un processus que j’étais moi-même en train de vivre, je suis tout autant la destinataire de ce mantra…

Je ne suis pas de celles qui sont nées tout entières immergées dans le monde vivant depuis l’enfance. C’était un pan du monde dont j’étais très éloignée pendant des années. C’est parfois une malédiction, on aimerait, certains jours, être de ceux qui voient et connaissent la nature comme ils respirent…

« transmettre un autre style d’attention au monde vivant »

Mais c’est aussi une vraie chance. Car on peut alors comparer sur pièces toute la différence que cela fait de vivre dans un monde appauvri d’autres formes de vie que les humains, et un monde qui se repeuple chaque jour. On peut observer quels effets cela produit sur notre existence, notre conception de soi, de l’aventure de la vie. Et puis je tenais aussi à travailler au corps la séparation si toxique dans notre culture entre théorie et pratique… Comme si on pouvait penser, lire, voir, écrire certaines choses. Mais qu’ensuite, cela n’avait pas ou peu de conséquences dans la « vie », dans la pratique. Ces vignettes biographiques étaient une manière pour moi de lier les deux… Et de montrer comment les deux constituent une seule et même rivière qui peut irriguer nos journées.

LADE : Ce faisant, vous marchez dans les traces des écrivaines anglaises et américaines dont vous mettez en avant les ouvrages. Est ce que ces femmes – qui se sont, en quelque sorte, « émancipées par la nature », peuvent-elles constituer un modèle en 2022 ?

Estelle Zhong Mengual : Les femmes écrivaines et naturalistes dont il est question dans Apprendre à voir (Frances Theodora Parsons, Arabella Buckley, Mary Treat…) ont vécu au dix-neuvième siècle. Être une femme à cette époque-là signifiait, entre autres choses, être restreinte à une sphère relativement domestique, être refusée des cercles scientifiques et académiques.. Ces différentes aliénations leur ont néanmoins permis de développer et transmettre un autre style d’attention au monde vivant. Du fait qu’elles observaient beaucoup le vivant à partir de chez elles, dans leur jardin ou dans les chemins alentour… Elles étaient en mesure de s’intéresser aux habitudes des animaux, à leurs mœurs, à leurs comportements. Un accent que l’on peut difficilement développer quand on est un homme envoyé en expédition coloniale sur une île où vous êtes débarqués pour quelques jours seulement. Dans ce cas l’accent va davantage porter sur l’identification de nouvelles espèces.

« Le vivant est partout dans l’œil de celui qui regarde. « 

Par ailleurs, du fait de leur intérêt pour les plantes notamment, cela poussait ces femmes à sortir marcher, souvent seules, pour aller rencontrer les êtres qui les animaient là où ils vivaient… Dans des lieux que la société de l’époque aurait jugé dangereux et inapproprié pour une femme, comme le fin fond d’une forêt, d’un ravin, d’une corniche etc.
D’une certaine manière, leur obsession pour le vivant a fait que la surface d’existence de ces femmes s’est profondément déployé… Et ce, qu’elles arpentent les forêts ou bien qu’elles restent chez elle à dévorer des livres. Leur monde se transformait en un monde bien plus riche grâce au vivant que celui appauvri que la société leur proposait en tant que femmes. De ce point de vue, il y a une forte analogie avec une situation partagée par bon nombre d’entre nous aujourd’hui. Ces femmes nous apprennent que nous n’avons pas besoin de partir dans des contrées lointaines ou sauvages pour développer un intérêt pour le monde vivant. Cela peut se construire à partir du quotidien, sur la table du petit déjeuner comme elles le faisaient, ou dans des lieux ordinaires comme une jardinière, un square etc… Le vivant est partout dans l’œil de celui qui regarde.

Estelle Zhong Mengual
Estelle Zhong Mengual : « apprendre à voir autrement le vivant »

« Il n’y a pas de manière plus noble ou moins noble d’entrer en relation avec le vivant : tous les moyens sont bons… (Estelle Zhong Mengual) »

Enfin, toujours dans le livre « Apprendre à voir » vous parlez de nombreux médiums artistiques : peinture, dessin et même installation… Cependant, que pensez-vous de la photographie et de sa démocratisation (via Instagram notamment) comme mode d’attention artistique au vivant ?

Estelle Zhong Mengual : Toute rencontre avec le vivant passe par une médiation. Il n’y a pas de rencontre « pure ». Quand un naturaliste vous identifie tous les oiseaux qui passent à portée, ce n’est que le résultat de longues années de médiation… Par le biais de ses parents, de ses pairs, de livres lus, de sorties etc…
C’est simplement qu’à un certain point, la médiation est invisibilisée, car incorporée, cela devient une « seconde nature » en quelque sorte. De ce point de vue, je pense que la photographie peut être un point d’accès pour beaucoup. C’est une manière de se former soi-même à prêter attention là où on se sentirait plus démunis, plus incertains sur la manière d’approcher le vivant, sans ce projet de « prendre en photo ».
Si la photographie d’animaux et de plantes peut envahir l’un des dispositifs les plus puissants aujourd’hui pour capter et garder notre attention, qu’est Instagram… Alors pourquoi pas pour les forcer dans notre vie quotidienne ? Cela sera peut-être l’occasion de rencontres individuantes pour certains… Un papillon en bas de chez vous passera peut-être inaperçu. Alors que le voir au détour d’une publication pourra vous « scotcher »… Et vous inciter à en savoir davantage sur sa forme de vie.

De la même manière qu’il n’y a pas de rencontre « pure », il n’y a pas de manière plus noble ou moins noble d’entrer en relation avec le vivant… Tous les moyens sont bons. Et le temps passé sur Instagram aujourd’hui est plus conséquent que le temps passé en présence de vivants en chair et en os. Il faut donc tirer parti de cette situation. La crise de la sensibilité au vivant aujourd’hui est trop profonde pour qu’on n’essaie pas dans tous les sens. A nous ensuite de juger pour nous-mêmes quelles sont les médiations qui ont le plus d’effets durables et signifiants sur nous, et d’agir en conséquence.



*Nous tenons à remercier Madlin Rubin de Festiwild qui a rendu cette interview possible.